Portrait
UN ENFANT REBELLE
L’histoire commence il y a 47 ans sur les bords du lac Léman. Né à Genève, Bernard appartient à une famille de trois enfants. Dès la petite enfance, il manifeste une personnalité affirmée, voire rebelle. Sur le banc des écoliers, Bernard ronge déjà son frein : “Je comprenais et je mémorisais rapidement, du coup, évidemment, à l’école, je m’ennuyais”. Il n’a pas 8 ans quand, alors que ses parents insistent pour qu’il révise ses maths, Bernard se suspend dans le vide au balcon de l’appartement familial et menace de se laisser tomber du quatrième étage si on ne le laisse pas aller jouer dehors !
Chaque été, la famille navigue sur le lac, à bord d’un petit voilier de 5,5 mètres. Mais cette atmosphère rassurante étouffe le jeune adolescent avide de liberté. A 15 ans, il quitte l'école et le domicile de ses parents pour suivre une formation de bûcheron.
Après trois années d’abattage classique, la routine s’installe. Bernard, armé de ses 18 printemps, opte pour la face dangereuse du métier : il se spécialise dans l’abattage difficile, jamais très éloigné des lignes à haute tension, au bord du risque. Ce sont les arbres qui, bizarrement le guideront jusqu’à la mer. Un copain bûcheron, devenu marin, va donner à Bernard l’envie d’aller voir du pays en s‘engageant dans la Compagnie Suisse-Atlantique. L’aventure durera quatre ans. Quatre années à parcourir tous les océans, comme matelot, dont deux “domicilié en mer”, sans jamais débarquer.
CAP SUR LA BRETAGNE
En 1988, Bernard Stamm regagne la Suisse. Il travaille dans un chantier naval, près de Lausanne. Un client lui prête un voilier, il découvre la régate, fait le tour du lac et de la question et comme d’habitude décide d’aller plus loin, plus vite, plus fort. Cap sur la Bretagne, ses cailloux, ses courants, ses marées et ses coups de vent.
Grâce à un CV, pour le moins “bidonné”, Bernard réalise son premier convoyage transatlantique depuis la Martinique (s’il indiquait avoir traversé 18 fois l’Atlantique, il omettait toutefois de préciser que c’était en cargo !). D’autres convoyages suivront. Bernard deviendra skipper d’un multicoque de croisière avec lequel il parcourra plus de 30 000 milles en un an.
En 1994, nouveau changement de cap. Bernard pose sac à terre dans une petite commune du Finistère sud en Bretagne. Il construit son premier bateau, un mini, pour participer à la mini-transat de 1995. A la barre de ce prototype, dessiné par Pierre Rolland, le Suisse fait rapidement merveille et les résultats ne tardent pas à tomber : il monte sur le podium à chaque course.
LA MAITRISE DU REVE
Début 97, dans le petit port de Lesconil, il s’attaque, seul et sans le sou, à un chantier d’envergure (la construction d’un monocoque de 60 pieds). Le charme du Suisse ne tarde pas à opérer. Le pari semble fou, mais c’est sans compter sur le charisme de Bernard et la solidarité de ces bretons qui l’ont adopté. Stratification, ravitaillement en nourriture, prêt d’outils, organisation de fêtes au profit du projet… Tout le pays Bigouden vibre à l’heure de l’helvète devenu l’enfant du pays.
UNE IDEE, UN PLAN, UNE COQUE, DES ANNEES... UN BATEAU...
Le 60 pieds monocoque de Bernard Stamm est né, tout d’abord dans sa tête, alors qu’il assistait au départ du Vendée Globe en 1996. Entre le désir et la conception il aura fallu quatre années marquées au sceau du courage et le l’amitié.
1997 : Les plans de "Superbigou" sont réalisés par Pierre Rolland, architecte patenté de mini bolides qui n’avait jamais dessiné de 60 pieds, René Coléno se charge du traitement informatique, rejoint par Denis Gléhen, du bureau de calcul de structure d'Hervé Devaux.
1998 : Le hangar du Centre Nautique de Lesconil est construit et mis à disposition de Bernard. La construction des moules peut commencer. Elle prendra 14 mois.
1999 : La coque existe enfin.
2000 : En juillet le bateau flotte pour la première fois. Les safrans et les coinceurs sont procurés par Alain Gautier ; le mât est celui d’Isabelle Autissier ; la bôme et les voiles appartiennent à Eric Dumont ; le moule de la dérive est apporté par Thierry Dubois ; les chandeliers et le balcon avant sont fournis par Roland Jourdain ; le moteur vient de Thomas Coville. Après une qualification pour le moins acrobatique entre l’Espagne et Terre-Neuve, le 60 pieds n’étant pas « fini », Bernard prend le départ du Vendée Globe en novembre 2000, le bateau porte alors les couleurs d’Armor-lux et des foies gras Bizac. Après 9 jours de course, il abandonne, les pilotes automatiques l’ont lâché, les problèmes techniques sont trop importants. N’empêche, alors qu’il annonce son abandon, il a déjà marqué l’épreuve de son empreinte et sérieusement inquiété ses adversaires.
UN PREMIER RECORD
Bernard rejoint New York pour tenter de battre le record de la traversée de l’Atlantique en monocoque et en équipage. Ce sera chose faite en février 2001. Une superbe performance exécutée en 8 jours, 20 heures et 55 minutes avec la complicité de trois équipiers de talent et applaudie le 6 février 2001.
Armor-lux rentre alors en chantier à Brest chez Latitude 48 24. Les safrans sont transformés ("il était imbarrable"), la quille est réparée, le système de barre est changé, les chandeliers, ruinés pendant le record, sont remplacés, le ballast remodelé ainsi que le plan de pont. Enfin, la peinture est refaite et la bôme transformée. Bobst Group est venu rejoindre Armor-lux.
DES VICTOIRES
Après la Transat Jacques Vabre de 2001, Bernard met son bateau en chantier à Caen, chez V1D2. Le cockpit est remodelé, le mât et la bôme sont enfin changés, par contre les safrans de Gautier sont une fois de plus transformés. Le plomb, qui avait dû être ajouté au bulbe, au départ du Vendée Globe, est enlevé et un moteur neuf prend place à bord.
Le départ d’Around Alone est donné à New York en septembre 2002. Au fil des étapes, des chantiers de fortune seront organisés pour Bobst Group/Armor-lux, notamment en Nouvelle Zélande, la coque ayant été délaminée et le système de barre brisé. Au Cap Horn, la quille de Bobst Group/Armor Lux s’est fendue, Bernard s’arrête aux Malouines pour faire une réparation de fortune qui sera consolidée à Bahia.
Après sa magistrale victoire sur Around Alone, Bernard rentre à Caen pour un chantier rapide avant le tour des îles britanniques en juillet 2003. La quille a définitivement rendu l’âme et il part avec celle empruntée au "Furtif". A l’issue du tour des îles britanniques, Stamm attaque un gros chantier à Caen : peinture (avec une nouvelle déco, le partenariat avec Bobst Group étant terminé, c’est Cheminées Poujoulat qui rejoint Armor-lux) ; une vérification complète du 60 pieds est effectuée, tout sera démonté. Une quille neuve est installée.
COUP DU SORT
Novembre 2003, Cheminées Poujoulat/Armor-lux abandonne sur la Transat Jacques Vabre. Bernard est blessé et les ballasts ont lâché.
En décembre de la même année, le bateau entre au chantier Gamelin de La Rochelle. En ligne de mire, The Transat en juin 2004, et surtout le Vendée Globe. Après quatre mois de travail, c’est un 60 pieds "mûr" qui sort de chez Gamelin. Les safrans sont neufs, les ballasts consolidés, les systèmes électriques et électroniques sont entièrement changés, la dérive est neuve, le plan de pont a été revu… Il aura fallu 7 ans à Bernard Stamm pour avoir entre les mains un bateau abouti, sur lequel chaque pièce majeure est choisie ou réalisée par son équipe : le 60 pieds qu’il avait imaginé un jour de novembre 96, aux Sables d’Olonne.
Il est en tête de The Transat, au mois de Juin 2004 quand la quille de son monocoque se brise. Une fois le bateau repéré, récupéré et rapatrié en France, Bernard se rend compte la mort dans l'âme qu'il va devoir renoncer au Vendée Globe : les délais pour réparer le bateau et faire la qualification nécessaire à sa participation au Vendée Globe sont trop courts.
CHANTIER, TOUR DU MONDE ET KILOMETRES
A partir de décembre 2004, commence avec Jeff la reconstruction totale du bateau. Mi-avril 2005, voici le communiqué de Véronique Guillou-Le Bivic relatant l'état d'avancement du chantier: "Nous avons reçu le voile de quille, le bulbe et les safrans. Le mât et la bôme seront livrés dans les jours qui viennent, tout l'accastillage est posé, l'électricité et l'informatique sont en phase de finition, le moteur est à poste. Tout est neuf, la peinture a été entièrement refaite et même les voiles sont nouvelles, il nous reste à assembler le puzzle… ».
Fidèle à lui-même, le Suisse Bigouden aligne les kilomètres pour trouver un partenaire susceptible de remplacer Armor Lux et additionne les heures de travail au chantier de Marc Lefebvre. Tous ces événements lui auront quand même permis de participer au Trophée Jules Verne avec Bruno Peyron sur Orange 2. "J'en profite pour le remercier, lui et le reste de l'équipage. Nous avons vécu une formidable aventure technique et humaine que je n'aurais sûrement pas pu faire sans mon naufrage. Comme quoi, il y a toujours du bon. Et pendant que j'étais sur Orange II, Jean François Quemener et Catherine Rouge, ma compagne, n'ont pas chômé, le chantier a bien avancé ".
« La perte de ma quille dans la transat anglaise en 2004 a eu comme effet de priver mon bateau de sa vie mature. En effet, jusqu'à cette course, son "adolescence" se passait plutôt très bien et il aurait été au sommet de sa forme pour cette régate planétaire prévue en novembre 2004. Après l'avoir récupéré et remis en état, les "petits nouveaux" sont devenus eux-mêmes matures, rendant la compétition en tête de la flotte difficile ».
« Au début de la saison 2005, « Cheminées Poujoulat » était comme neuf et demandait toute une phase de remise au point et d'essais. Nous avons réussi à tirer notre épingle du jeu sur le Fastnet parce que la course s'est faite dans le tout petit temps, avec une météo tordue. Conditions qui ne favorisent pas forcément les bateaux les plus puissants. Lors de la transat Jacques Vabre, la comparaison avec les autres bateaux est plus difficile, puisque nous avons dû nous arrêter juste après les trois jours de vents forts de face. Nous avions commencé à ouvrir les voiles, nous attaquions le portant quand nous avons eu notre avarie de safran. L'année 2005 s'est déroulée un peu en dents de scie, mais j'ai pu courir grâce à votre soutien, à celui de mes partenaires et à la ténacité de Jeff et Catherine. Les dents de scie font partie de la compétition et restent donc des événements potentiellement normaux. Un seul événement vraiment sombre a eu lieu en octobre, c'est la disparition de Marco Landolt, un ami qui a soutenu mon projet depuis le début. J'aimerais lui rendre encore hommage, à lui et à ces proches, sa présence, sa gentillesse et ses coups de fils en mer vont vraiment me manquer. L'objectif principal à venir est évidemment le Vendée Globe en 2008 et pour pouvoir y participer, il faut se préparer maintenant. C'est pourquoi l'équipe travaille activement à mettre un programme de course en place ».
TOUR DU MONDE ET NOUVEAU BATEAU
L'objectif de ce début d'année 2006 est d'optimiser le bateau jusqu'au départ de la Velux 5 Oceans, ex Around Alone que Bernard a brillamment remporté en 2002-2003. Le départ est donné le 22 octobre direction Freemantle (Australie). Bernard en remporte toutes les étapes.
Dès son retour, en mai 2007, il enfourche aussitôt sa nouvelle monture (l’ex Virbac Paprec) devenu à son tour Cheminées Poujoulat pour l’apprivoiser sur le Tour des Iles Britanniques. Une prise en main en demi-teinte à la suite de laquelle Bernard choisit de ne pas participer à la Barcelona Race (tour du monde en double sans escale) afin de préparer au mieux Cheminées Poujoulat à son objectif majeur : le Vendée Globe.
En août 2007, Stamm termine deuxième de La Rolex Fastnet, juste derrière PRB et surtout devant les 60 pieds de la dernière génération. Un résultat bon pour le moral qui lui permet d’enchaîner aussitôt pour la Transat Jacques Vabre en compagnie de Tanguy Cariou. Et même avec un bateau pas encore « à sa main », il se classe troisième des 60 pieds monocoques. A l’issue de la course retour -et qualificative pour le Vendée Globe- la BtoB, entre le Brésil et la Bretagne, il lui reste quelques mois pour « révolutionner » son Cheminées Poujoulat et se présenter aux Sables d’Olonne pour le Vendée Globe 2008.
FORTUNE DE MER
Bernard attaquait cette édition 2008-09, le mors aux dents, convaincu d'avoir enfin tous les atouts pour régater d'égal à égal avec ses concurrents et jouer si ce n'est la victoire, du moins le podium. L'objectif avait pris d'entrée du plomb dans l'aile, avec, dès la première nuit, une collision avec un chalutier qui l'avait contraint à rentrer aux Sables où il avait été immobilisé trois jours, le temps de réparer son bout-dehors et de vérifier son gréement. Mais, à l'instar de Michel Desjoyeaux, il avait réussi à combler une bonne partie de son retard, grappillant place après place pour occuper la 13e place, à plus de 600 milles de la tête de course.
Quand son rêve de revenir se mêler à la lutte pour les places d'honneur s'est brutalement brisé. Bernard a alors appelé son équipe à terre puis la direction de course pour l'informer qu'il était contraint de se dérouter vers les Kerguelen ou l'Australie à cause d'une sérieuse avarie de safrans. "Les paliers des crayons sont anormalement usés et risquent de casser à tout moment, rendant le bateau non manœuvrant. Je pense que c'est un défaut dans la matière, parce qu'il n'y a aucune raison qu'il y ait une telle usure à ce stade du tour du monde", c'est venu petit à petit, ça faisait quelques jours qu'il y avait des grincements pas sympas au niveau des safrans, je regardais l'évolution et avant-hier, lorsque j'ai relevé un safran pour inspecter, j'ai vu qu'il y avait des crayons, les roulements des paliers bas des safrans qui étaient cassés et qui forçaient pour sortir. Je me suis dit: «C'est pas bon, s'il y en a un qui casse, il n'y a pas de raisons qu'il n'y ait pas tout le reste qui casse.» Et ça s'est dégradé très rapidement aujourd'hui: en l'espace d'une heure, tous les crayons sont partis. C'est comme un roulement à billes dans lequel on enlève les billes." Dès lors, Cheminées Poujoulat devenait "très dur à barrer", Bernard Stamm ajoutant: "Il pousse et tire la barre en force." Dans ces conditions, le skipper suisse a fortement réduit la voilure, tout en réfléchissant à la suite du programme, sachant que pour lui, cette avarie risque fortement de se transformer en abandon. "Je n'ai pas les pièces à bord, et, pour l'instant, je ne vois pas ce qui pourrait me permettre de réparer, commentait-il samedi matin en se dirigeant vers les Kerguelen, situées environ 200 milles devant lui. Mais comme je fais route encore, je continue à chercher, si je trouve une solution, je la prendrai, mais je connais bien tout ce qui est à bord et je ne vois pas la solution."
Le skipper de Cheminées Poujoulat, qui n'est pas du genre à renoncer facilement, a sans doute compris que l'aventure se terminait au beau milieu de l'océan Indien, une issue cruelle pour un marin qui, avant le départ, confiait, humblement : "C'est la mer qui décide de te laisser passer ou pas". Arrivé avec des rafales de 50 nœuds, Bernard n’a pu prendre le mouillage et son bateau s'est trouvé drossé à la côte, éventré.
C'EST REPARTI...
Après une année 2009 en 40 pieds sur la Route du Chocolat avec Bruno Jourdren, une année 2010 en Figaro (AG2R en double avec Gildas Mahé et Solitaire du Figaro) et en 40 pieds sur la Route du Rhum, Bernard retrouvera le 60 pieds en 2011.
Avec sa « gueule d’ange » et ses boucles blondes, Stamm pourrait tromper son monde, à y regarder de plus près, le regard n’est ni bleu, ni candide et sa mâchoire est plutôt celle d’un fauve. Toujours en quête d’horizon sans limite, Bernard affiche aujourd’hui un palmarès hors normes : record de l’Atlantique en monocoque, Trophée Jules Verne et record absolu de l’Atlantique dans le team Orange de Bruno Peyron. Et surtout, surtout deux victoires consécutives, incroyablement écrasantes, sur les deux derniers tours du monde en solitaire avec escales. Le CV, donc, le savoir-faire, une grosse expérience, une énorme envie... Que demander de plus ? Enfin, pour avoir une idée du mental du marin, on peut toujours admirer les extraordinaires photos prises au Cap Finisterre, quelques heures après le départ de la dernière Velux 5 Oceans : des creux de dix mètres, une mer blanche, incroyablement furieuse, et, seul à batailler et à passer aussi, quasi à sec de toile, le Cheminées Poujoulat de Bernard Stamm, en mode survie. Ces images-là, sublimes icônes du marin dans la tempête, ont fait le tour du monde.
Bernard aussi, plusieurs fois…